L’INJONCTION A LA PASSION : UN LEURRE AU SERVICE DU PROFIT ?


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L’une des plus grandes mystifications du milieu artistique consiste à inculquer aux artistes l’idée que seule la passion doit guider leur parcours, tandis que l’argent, prétendument accessoire, ne devrait ni être une priorité ni conditionner leur engagement. Cette rhétorique, savamment entretenue, sert en réalité à masquer une asymétrie fondamentale : dans l’écosystème artistique, chaque rouage est régi par des logiques financières implacables, sauf lorsque l’artiste, pourtant pilier central de la chaîne de valeur, tente d’y revendiquer sa place.

Car il suffit d’observer : production, promotion, distribution, marketing, relations publiques, placement en médias, tournées… chaque maillon du secteur artistique repose sur des investissements calculés, des stratégies de rentabilité, et des impératifs de retour sur investissement. Pourtant, lorsque l’artiste revendique une conscience financière, il est immédiatement rappelé à l’ordre : on lui intime de ne pas penser en termes économiques, sous peine de trahir l’essence même de son art. Ce paradoxe est d’autant plus pernicieux que les autres acteurs – producteurs, diffuseurs, gestionnaires de droits, plateformes de streaming – n’ont, quant à eux, aucun scrupule à inscrire leurs actions dans une logique de maximisation des profits, souvent sans même être animés par la passion artistique.

L’absurdité atteint son comble lorsque l’artiste, à qui l’on a martelé que “la passion suffit”, se heurte aux réalités économiques du milieu. Car lorsqu’il s’agit de rentabilité, c’est bien lui qui se retrouve le plus vulnérable : le plus mal rémunéré, le plus exploité, celui dont le travail alimente toute une industrie mais qui, paradoxalement, peine à en tirer un bénéfice digne. Mieux encore, le peu qu’il perçoit est souvent présenté comme un reliquat des efforts consentis par les autres parties prenantes, comme si le talent et la création de valeur artistique ne suffisaient pas en eux-mêmes à justifier une rétribution équitable.

Ainsi, l’injonction à la passion dissimule une mécanique d’exploitation où l’artiste est maintenu dans un état d’aveuglement financier qui le rend structurellement dépendant. On l’encourage à s’investir corps et âme dans sa création, mais lorsqu’il réalise que l’industrie fonctionne selon des règles marchandes et qu’il tente de s’y adapter, on le disqualifie moralement. Pourtant, le même système qui le relègue à l’arrière-plan économique ne tarde pas à lui rappeler que “la passion ne suffit pas” lorsqu’il devient non rentable, accélérant son éviction au profit d’un artiste plus monnayable.

Ce contraste ironique révèle une vérité crue : tant que l’artiste ne développe pas une conscience économique forte, il restera l’épicentre d’une industrie qui prospère sur son dos, tout en lui refusant le droit d’y revendiquer pleinement sa place. La passion, si essentielle soit-elle, ne peut être un alibi pour légitimer une précarisation systématique. Une industrie qui prospère grâce à l’art ne peut se permettre d’exiger de l’artiste qu’il se détourne des réalités économiques sous prétexte de pureté créative. A mon entendement, le véritable équilibre réside dans la maîtrise simultanée de l’art et de l’économie, au risque que l’artiste reste prisonnier d’une illusion entretenue à son détriment.

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